CHAPITRE III

La brise matinale gonflait la voile frappée des emblèmes impériaux et le ballon souple de la carène glissait silencieusement sur les herbes encore humides de rosée. Le pilotage de l’aéronef avait été confié au ladièse, un homme d’une quarantaine d’années au crâne chauve et à l’imposante stature. Debout sur le poste surélevé de la poupe, il donnait de temps à autre de petits coups de barre. Il n’avait pas pour consigne de suivre une direction précise mais de maintenir le glisseur dans les allures portantes et d’éviter les éventuels obstacles. C’était au vent de guider le chœur vers les tempêtes musiciennes, vers ces expressions de la volonté des dieux – qui n’étaient pas de simples phénomènes météorologiques, contrairement à ce que prétendaient les hors-monde.

Agrippé à la barre supérieure du bastingage, Joru contemplait d’un œil distrait la plaine infinie que les rayons de Mu et Nu recouvraient d’un léger voile bleuté. L’effroyable vacarme qui avait déchiré la paix de l’aube résonnait toujours à ses oreilles. Des fleurs lumineuses s’étaient déployées sur la voûte céleste encore imprégnée d’encre nocturne, des grondements s’étaient progressivement amplifiés jusqu’à former une plainte prolongée, lugubre, intolérable, qui lui avait glacé le sang.

Il avait croisé le regard d’Ilanka, statufiée à quelques pas de lui, et il avait deviné qu’elle était agitée par les mêmes pensées : elle se demandait si ces phénomènes n’étaient pas les premiers signes de la colère de Kahmsin. Ils avaient transgressé la règle de l’abstinence pendant la saison des tempêtes musiciennes et – circonstance aggravante – ils s’étaient aimés sans le moindre remords.

Bien qu’ils n’eussent aucune expérience dans les choses de l’amour, ils avaient spontanément trouvé les attitudes et les gestes justes. Ils avaient joué la même partition, s’étaient affrontés avec la même violence animale, avaient roulé dans les mêmes vagues de tendresse, s’étaient abîmés dans les mêmes gouffres de plaisir. À plusieurs reprises, Joru avait eu l’impression de se dissoudre tout entier dans le ventre brûlant d’Ilanka. Il avait compris que les hommes qui fréquentaient les chambres sordides de la rue Asmoda venaient chercher près de sa mère des bribes de cette incomparable extase et que, si leurs mouvements mécaniques et leurs couinements ridicules n’avaient qu’un lointain rapport avec le feu sublime qui l’avait dévoré une grande partie la nuit, ils poursuivaient obstinément cette quête fondamentale de la fusion. Cette prise de conscience l’avait entraîné à modifier sensiblement son jugement sur sa mère. Elle ne lui était plus apparue comme une créature déchue, bafouée, mais comme une femme dont le ventre généreux dispensait des fragments de bonheur. Alors, pris d’une brusque envie de rattraper le temps perdu, il avait étouffé Ilanka sous ses baisers et ses caresses.

Épuisés, rassasiés l’un de l’autre, ils s’étaient endormis au petit jour, juste avant que ne retentisse la sonnerie du réveil – la chorale impériale reconduisait la routine de la Psallette en quelque endroit qu’elle se trouvait, et, à l’intérieur du vaisseau, l’agaçant bourdon de la sirène marquait les heures du réveil, des méditations, des repas et du coucher avec la même régularité que le tintement cristallin aigrelet de l’antique cloche du bâtiment de Cham.

Fatigués, mal réveillés, ils étaient restés allongés sur le lit, paralysés par la panique : autant il eût été facile pour Ilanka de regagner sa cabine en pleine nuit, autant elle risquait maintenant d’être surprise par les autres choristes dans la coursive et d’éveiller les soupçons de l’octave.

Le rémineur avait proposé de sortir le premier, d’effectuer une brève inspection des environs et d’avertir la jeune femme lorsque la voie serait libre. Ils s’étaient engouffrés tous les deux dans l’étroite cabine de la salle d’eau, n’avaient pas résisté à la tentation de prolonger la douche par une étreinte rageuse, brutale, presque désespérée, s’étaient habillés à la hâte et s’étaient aventurés dans la coursive après que Joru eut vérifié que personne ne traînait dans les parages.

Lorsqu’ils avaient pris place avec les autres dans l’aéronef, il avait cru déceler des braises suspicieuses dans les yeux de Xandra – et dans les yeux de tous les autres choristes, il avait eu le sentiment que le vent, que le ciel, que l’univers entier le désignaient à la vindicte de ses consœurs et de ses confrères – et son rythme cardiaque s’accélérait à chaque fois qu’il croisait le domajeur, le responsable de l’octave.

Joru n’osait pas se rapprocher d’Ilanka de peur de trahir la violence de ses sentiments, il se contentait de lui jeter des regards dérobés. Parfois, une chaleur caractéristique au niveau du front ou de la nuque l’avertissait qu’elle était elle-même en train de le fixer et ils s’échangeaient quelques secondes de complicité muette. Un sourire flottait sur les lèvres de la jeune femme, sur cette bouche encore gonflée de désir à laquelle il mourait d’envie de s’abreuver. Quand pourraient-ils s’aimer de nouveau ? À partir d’aujourd’hui, ils dormiraient dans des abris de toile qui ne leur offriraient aucune intimité. L’occasion se présenterait-elle de s’isoler, de s’éloigner pendant une heure ou deux dans les herbes environnantes ?

— D’après le domajeur, ces grondements et ces explosions résultent d’une bataille spatiale qui s’est déroulée à la lisière de l’atmosphère de Kahmsin.

La voix de Xandra fit sursauter Joru qui n’avait pas entendu approcher sa marraine de chœur. Elle s’accouda à son tour sur la barre supérieure du bastingage et s’absorba un moment dans la contemplation de la plaine. Le vent plaquait sa robe sur son corps épais et jouait avec les mèches éparses de sa chevelure. Les murmures mélodieux des fleurs se mêlaient au froissement prolongé du ballon de l’aéronef sur les herbes. Quelques nuages blancs s’étiraient paresseusement sur la voûte céleste d’un bleu éclatant.

Les paroles de Xandra délestèrent Joru d’une partie de son fardeau : le tumulte sonore et lumineux qui avait embrasé l’aube n’avait donc aucun rapport avec ce qui s’était passé entre Ilanka et lui. Il évita toutefois de croiser le regard de sa marraine de peur d’être sondé jusqu’au fond de l’âme.

— Ces inconscients ont perturbé la qualité vibratoire de Kahmsin, reprit la fadièse. Espérons que les sondes de surveillance nous débarrasseront rapidement des éventuels survivants, ou notre saison sera gravement compromise.

Joru prit une profonde inspiration avant de poser sa question, mais ne parvint pas à éliminer totalement le tremblement de sa voix.

— De quelle manière les sondes différencient-elles les visiteurs indésirables des choristes ? Ce ne sont que des machines après tout…

— Des machines intelligentes, corrigea-t-elle avec un petit rire. Les techniciens impériaux leur communiquent à distance les coordonnées cellulaires des choristes et des courtisans conviés à entendre le chœur du vent en fin de saison.

— Ils n’ont pas eu le temps de leur communiquer mon identité cellulaire ! objecta Joru. Je ne suis resté que quinze jours à la Psallette.

— Tu n’as pas souvenance d’avoir été soumis à un examen médical le jour de ton intronisation ?

Il s’en souvenait. Un examen humiliant. Il avait été exhibé nu devant des hommes et des femmes à l’air docte qui l’avaient palpé sous toutes les coutures et avaient prélevé quelques gouttes de son sang ainsi qu’un minuscule morceau de peau au niveau de l’aine. Saisi d’une crise de phobie tactile, il s’était mordu les lèvres pour supporter le contact de ces mains avides d’explorer les recoins les plus intimes de son corps. On lui avait introduit une sonde dans l’anus, on lui avait ouvert la bouche pour inspecter sa dentition, on lui avait soulevé les bourses comme un vulgaire reproducteur des marchés à bestiaux des faubourgs de la capitale chami. Les sourires rassurants des médecins impériaux lui étaient apparus comme des grimaces démoniaques, les murs et le plafond de la pièce s’étaient mis à tourner, et seul le froid glacial du carrelage l’avait dissuadé de s’affaisser comme un sac de chiffons sur le sol.

— Ce contrôle ne servait pas seulement à dépister les germes ou à vérifier ton état de santé, poursuivit Xandra. Ton sang et ta peau ont servi à décoder ta chaîne ADN et à la télécharger dans les sondes de surveillance.

— Et pour reconnaître quelqu’un ensuite, elles n’ont pas besoin de prélever son sang ou sa peau ?

— Elles sont équipées de mémodisques qui reconstituent l’apparence de ceux dont elles possèdent la chaîne ADN virtuelle et elles sont capables d’établir des comparaisons immédiates. Malheur au voyageur qui se fourvoie par mégarde sur Kahmsin.

Joru tourna la tête et trouva enfin le courage de soutenir le regard de terre brûlée de sa marraine.

— Elles peuvent donc tuer des innocents, avança-t-il d’une voix sourde.

Elle le fixa avec une étrange expression sur le visage – il fut de nouveau taraudé par le sentiment qu’elle avait deviné quelque chose au sujet de sa relation avec Ilanka.

— Les innocents n’ont rien à faire sur Kahmsin, affirma-t-elle d’un ton calme mais ferme. Ceux qui viennent se réfugier ici n’ont en général pas la conscience tranquille. Les vents sont impitoyables pour ceux dont l’âme est impure.

Il détourna les yeux mais ne put étouffer le feu qui lui rougissait le front et les joues. Des gouttes de sueur se glissèrent entre son cou et le col de sa tunique.

— Les vents… ou les sondes ? bredouilla-t-il.

— Les sondes ne sont que les instruments de la volonté des dieux. N’oublie jamais que tu es un choriste divin, un élu. Cela n’implique pas seulement des droits mais également et surtout des devoirs. Cet après-midi, nous nous exposerons aux souffles purificateurs.

Cette dernière phrase avait retenti comme une menace. Elle s’éloigna d’une démarche étonnamment aérienne pour une femme de son âge et de sa corpulence, et disparut par l’un des trois escaliers qui reliaient le pont supérieur aux compartiments intérieurs de la coque.

L’aéronef progressait maintenant entre des collines habillées d’une herbe épineuse et rase. Des oiseaux noirs, alarmés par le froissement pourtant discret du ballon, s’envolèrent en poussant des coassements funèbres.

— Des vultures. Des rapaces. Ils sont plus bêtes que méchants.

Joru n’eut pas besoin de se retourner pour savoir à qui appartenait cette voix.

— Nous devrions peut-être éviter de nous parler en public, murmura-t-il entre ses lèvres serrées.

— Je pense au contraire qu’une trop grande prudence finirait par attirer l’attention sur nous, chuchota Ilanka. La conversation est une chose tout à fait naturelle entre un frère et une sœur du chœur. Que te voulait la fadièse ?

Il lança un rapide coup d’œil par-dessus son épaule, vit que les rares choristes présents sur le pont s’étaient massés à la proue et que le ladièse, toujours debout sur le poste surélevé de la poupe, ne pouvait pas les entendre.

— Me parler des explosions de ce matin.

— La simineur, une permanente de l’octave, m’a raconté que deux vaisseaux s’étaient abordés à l’entrée de l’atmosphère. Je… j’ai cru un moment que Kahmsin s’était mise en colère contre nous.

Un rire nerveux s’échappa de la gorge de Joru.

— Nous avons cru la même chose en même temps !

Elle se rapprocha de lui jusqu’à ce qu’il décèle son odeur entre les parfums fleuris et les senteurs minérales colportés par les rafales. Les souvenirs de la nuit affluèrent dans son esprit et un torrent de désir roula de nouveau dans ses veines.

— Tu me manques déjà, gémit Ilanka. Mon ventre, ma bouche, mes mains, ma peau se languissent de toi. Je compte les heures, les minutes, les secondes qui nous séparent de notre prochaine union. Mes soupirs et les battements de mon cœur m’empêchent d’entendre le vent. La seule tempête musicienne que j’ai envie d’affronter, c’est celle de nos deux corps emmêlés.

Chacun de ses mots se plantait comme une flèche incendiaire dans le plexus et le ventre du rémineur. Il percevait la détresse qui imprégnait la voix d’Ilanka, le feu de sa passion, ses regrets d’avoir compromis son avenir de choriste. Il ressentait également ce bonheur paroxystique empreint de terreur, ce brasier qui avait un arrière-goût de cendres.

— Je me suis perdue en toi, Joru.

Du coin de l’œil, il vit qu’elle était sur le point d’éclater en sanglots. Il refoula à grand-peine son envie de l’enlacer, de la serrer contre lui, de respirer son souffle.

— Ce soir, débrouille-toi pour t’éloigner des abris de toile et me rejoindre dans la plaine en direction des jumelles couchantes, ajouta-t-elle.

Elle lui effleura l’avant-bras d’un furtif revers de main, puis, avec la même grâce aérienne que Xandra quelques minutes plus tôt, elle se dirigea vers la proue de l’aéronef.

*

La voile s’affaissa le long du mât dans un froissement délicat. Les vents avaient forci après le zénith de Nu et l’aéronef avait filé bon train pendant plusieurs heures sur une platitude infinie. Les fleurs aux larges corolles ouvertes formaient une mosaïque multicolore qui ondoyait au gré des bourrasques. Elles composaient également un chœur polyphonique dont la dysharmonie apparente, crispante au début, finissait par devenir envoûtante.

Autant pour tromper son impatience que pour satisfaire sa curiosité, Joru avait prié Xandra de lui expliquer les causes de ce phénomène.

— Je ne suis pas experte en botanique, avait répondu la fadièse, mais je puis te dire que, lorsque les fleurs s’ouvrent, leurs étamines et leurs filets vibrent sous l’action du vent comme les cordes d’un instrument de musique. Des spécialistes venus de divers mondes ont jadis étudié la flore de Kahmsin mais leurs travaux ont accouché de thèses divergentes, voire contradictoires. Les fleurs musicales gardent jalousement leur secret et c’est mieux comme ça : l’être humain a besoin de s’entourer de mystères.

L’ancre se dévida de sa gaine dans un crissement continu et les grappins de la souple passerelle de corde se fichèrent profondément dans la terre. Après que l’aéronef se fut définitivement immobilisé, les choristes descendirent dans l’entrepont pour revêtir la robe de purification, un ample carré de tissu blanc percé en son centre d’un orifice céphalique. Hommes et femmes se dévêtaient sans la moindre gêne les uns devant les autres, comme s’ils considéraient leurs corps comme de simples véhicules pratiques et neutres. Ils n’éprouvaient pas le besoin de se cacher puisqu’ils étaient en principe exempts de tout élan de sensualité, capables de vivre dans la promiscuité sans pour autant céder aux appétits de la chair. Ils se considéraient comme des frères et sœurs, comme des êtres asexués unis par le chant, portés par un même idéal qui les poussait à s’élever au-dessus de la condition humaine.

Affaibli par le manque de sommeil, affamé, Joru se hâta d’enfiler la robe que lui remit Xandra. Les courants d’air couvraient sa peau de frissons. Il craignait également que la fadièse ne remarque les différentes traces qu’avaient abandonnées sur son corps les dents et les ongles d’Ilanka. Fort heureusement, une pénombre opportune régnait dans les coursives. Une dizaine de choristes le séparaient d’Ilanka dont il apercevait la chevelure noire, les épaules et le dos à demi cachés par la porte entrouverte d’un compartiment. Un bref mais violent accès de jalousie le transperça avec l’acuité d’une lame. Il ne supportait pas l’idée que d’autres regards que le sien se posent sur elle. Une pensée stupide car, d’une part, elle ne lui appartenait pas et, d’autre part, les hommes de la chorale restaient totalement étrangers à ce genre de contingences. Il prit alors conscience qu’il ne connaîtrait jamais la paix intérieure, qu’Ilanka et lui avaient plongé dans le cœur d’une spirale de violence et de mort, et il refoula énergiquement son envie de pleurer.

— Tu as l’air bien songeur, murmura Xandra.

Elle n’avait pas encore enfoui ses formes généreuses sous le tissu blanc. Il se retint à grand-peine de poser la tête sur ses seins volumineux et de s’abandonner à sa détresse. Sa famille d’accueil ne lui reconnaissait pas davantage le droit à la faiblesse que sa famille biologique des faubourgs de la ville basse. Il avait vaincu, par la grâce d’Ilanka, la répulsion des contacts et le refus de tendresse forgés par une enfance misérable, mais le cadre étroit et rigide du chœur le contraignait à une clandestinité étouffante.

La fadièse le prit par les épaules. Elle n’avait toujours pas passé sa robe et il avait la très nette impression qu’elle s’exhibait volontairement devant lui pour lui signifier que le corps n’avait aucune espèce d’importance lorsqu’on cessait d’entretenir son mystère. Sa chair épanouie, luxuriante, lui renvoyait une image maternelle, et cela bien que sa propre mère n’eût que la peau sur les os.

— Je me souviendrai jusqu’à ma mort de ma première purification, ajouta Xandra. J’étais tellement anxieuse que j’ai vomi de la bile en bas de la passerelle. Confie-toi au vent : il emportera tes angoisses comme l’aube de Mu disperse les mauvais rêves.

Lorsque tous les choristes furent remontés sur le pont, ils s’engagèrent à la suite du domajeur sur la passerelle de corde. Le vent, de plus en plus violent, s’engouffrait dans la robe de Joru, la soulevait comme une vulgaire collerette, le contraignait à la maintenir d’une main ferme pour éviter qu’elle ne s’envole par-dessus sa tête. Il trébucha à deux reprises sur la passerelle instable et dut se rattraper à la rambarde de corde pour ne pas tomber. La froidure lui mordait la peau et faisait trembler ses mâchoires.

Les huit membres de l’octave décidèrent, à l’issue d’un bref conciliabule, de ne pas s’éloigner de l’aéronef : les vaisseaux qui s’étaient affrontés à l’aube s’étaient peut-être échoués ou posés sur Kahmsin et les sondes n’avaient peut-être pas encore éliminé tous les survivants des équipages.

Ils marchèrent donc pendant un kilomètre en direction d’un mamelon, se frayant un passage parmi les herbes qui leur arrivaient jusqu’à la taille. Les fleurs émettaient de nouvelles notes prolongées sur leur passage, graves ou aiguës selon le diamètre des corolles, « leur manière de nous souhaiter la bienvenue », affirma Xandra. La fadièse, qui marchait aux côtés de Joru, fermait parfois les yeux pour s’imprégner de l’air environnant. Trop préoccupé pour l’imiter, il ne quittait pas des yeux la fine silhouette d’Ilanka. Elle tournait la tête de temps à autre mais elle n’osait pas le regarder par-dessus son épaule, et il devait se contenter d’entrevoir son profil. Les épis des herbes se glissaient sous sa robe, lui caressaient les jambes et le bassin. Le contraste était saisissant entre la noirceur de ses pensées et les exhalaisons mélodieuses des fleurs.

— C’est à partir de maintenant que débute réellement la saison des tempêtes musiciennes, déclara le domajeur au sommet du mamelon.

Il s’avança de quelques pas en direction de Joru, dont la respiration se suspendit. Le responsable de la chorale le dévisagea d’un air sévère pendant quelques secondes qui s’étirèrent comme une éternité. Sa longue barbe, balayée par les rafales, se redressait et occultait par instants son visage parcheminé.

— Nous n’avons pas eu le temps d’entamer ta formation de rémineur, Joru, ni même celui de te souhaiter la bienvenue, dit-il d’un ton chaleureux. Mais nous te considérons d’ores et déjà comme notre frère et nous sommes persuadés que tu trouveras ta vibration intérieure lors de ce séjour sur Kahmsin, que tu gagneras ta place définitive dans le chœur impérial.

Le domajeur tendit le bras et pressa affectueusement l’épaule de Joru, envahi d’un désespoir tellement poignant, tellement douloureux, qu’il dut en appeler à toute sa volonté pour ne pas défaillir. Le responsable de l’octave et les autres membres de la chorale n’aspiraient qu’à polir leur âme comme ces joailliers de la ville basse qui taillaient inlassablement les pierres pour révéler leur pureté, leur perfection, et il les trahissait avec un sang-froid et une détermination qui lui faisaient horreur. Jamais il n’avait ressenti physiquement un tel déchirement, une telle opposition entre les forces invisibles qui tentaient de l’élever jusqu’aux cieux et le courant puissant qui le poussait vers Ilanka comme les vagues dressaient un navire sur une barrière de récifs.

— Nous resterons exposés aux vents purificateurs jusqu’au crépuscule de Mu, ajouta le domajeur.

Il fit signe aux choristes de former le cercle et frappa dans ses mains pour leur ordonner de fermer les yeux. Joru enveloppa Ilanka, assise à moins de trois mètres de lui, d’un regard furtif avant de baisser les paupières. Une sensation de chaleur sur le front l’entraîna à rouvrir les yeux. Il vit par la trame ajourée de ses cils qu’elle lui souriait, et de nouveau l’euphorie rendit son corps aussi léger qu’une bulle.

 

Luttant contre la tentation de répondre aux sollicitations silencieuses d’Ilanka – il lui semblait que les yeux de la jeune femme restaient posés sur lui en permanence –, Joru se laissa dériver sur la mer agitée de ses pensées. Il atteignit un état apaisé où les souvenirs se confondaient avec les rêves, où des personnages qu’il ne connaissait pas intervenaient dans les scènes de son enfance. Ils ouvraient la bouche pour crier quelque chose mais un bourdonnement grave et continu l’empêchait de les entendre. Sa mère lui apparut, tendit les bras pour le toucher, mais ils étaient séparés par une faille dont les bords s’éloignaient sans cesse. Il sombra peu à peu dans un gouffre où des vents menaçants sifflaient à ses oreilles, puis il perdit toute notion d’espace et de temps jusqu’à ce qu’un grondement assourdissant déchire son silence intérieur et l’entraîne à reprendre conscience de son environnement.

Le domajeur frappa une troisième fois dans ses mains et prononça les formules rituelles de fin de méditation. Lorsqu’il ouvrit les yeux, Joru fut sidéré de constater que Mu et Nu s’abîmaient à l’horizon dans un fastueux bouquet de teintes bleues et mauves. Les premières étoiles s’allumaient dans le ciel assombri. Le vent avait redoublé de violence et les herbes cinglaient ses cuisses dénudées comme des lanières de fouet. Il lui avait semblé que cette plongée dans les arcanes de son âme n’avait duré qu’une poignée de minutes. Il perçut de nouveau tout le poids du regard d’Ilanka et il se demanda si elle n’avait pas employé tout son temps de purification à le contempler.

— Nous établirons le camp de base près de l’aéronef, fit le domajeur. Nous garderons le silence jusqu’à l’aube de Mu.

Tandis qu’une partie des choristes montaient les abris, des tentes rustiques et rondes dont les toiles usées n’offraient pas toutes les garanties d’étanchéité, les autres préparaient le repas du soir. Par gestes, un ancien demanda à Joru d’allumer les lampes magnétiques et de les répartir dans le campement. Tout en installant les globes sur des trépieds télescopiques, il surveillait les évolutions d’Ilanka, qui se battait contre une tente récalcitrante et dont la robe se retroussait par instants jusqu’à la taille, dévoilant ses longues jambes et le triangle noir et bouclé qui ombrait le bas de son ventre. Son cœur battait de plus en plus fort au fur et à mesure qu’approchait l’heure de leur union. Il s’appliqua à ne rien laisser paraître de cette excitation qui balayait la sérénité engendrée par l’exposition aux vents purificateurs. À enfoncer profondément les piquets des trépieds, à verrouiller les loquets de sécurité des globes lumineux.

Le dîner, servi à même le sol, se composa d’un bol de soupe de légumes, d’une ration de bliz, une céréale hybride de Cham, d’un morceau de pain noir et de quelques fruits séchés. Joru n’était toujours pas rassasié à la fin du repas – la nourriture frugale avait plutôt aiguisé son appétit – mais, comme Xandra lui avait expliqué que l’excès digestif était prohibé pendant la saison de Kahmsin, il se résigna à endurer la faim en espérant que son estomac se rétrécirait bientôt et cesserait de réclamer son dû.

Après avoir lavé et rangé les ustensiles de cuisine et les couverts, les choristes se dispersèrent dans la nuit naissante pour une « marche paisible », destinée à favoriser la digestion et à préparer le corps au sommeil.

Ilanka sortit de sa tente et s’éloigna rapidement en direction du couchant. Joru vit disparaître la tache claire et mouvante de sa robe dans les ténèbres qui cernaient la plaine. Il attendit encore une dizaine de minutes avant de se lancer sur ses traces. Il s’astreignit à marcher d’un pas mesuré, tranquille, comme ses frères et sœurs qui, lorsqu’ils le croisaient, lui adressaient un sourire chaleureux. Il leur répondait d’un petit signe de main, conscient qu’il ne serait jamais l’un des leurs, assailli par les remords, pressé de s’étourdir dans le tumulte des sens.

Il s’enfonça dans l’obscurité et accéléra l’allure après s’être assuré que personne ne le suivait. Les lumières des lampes du campement criblaient la nuit comme des étoiles tombées du ciel. Le vent était pratiquement tombé et les murmures des herbes s’étaient transformés en chuchotements à peine perceptibles. De temps à autre, le cri rauque d’un rapace lacérait la paix nocturne.

Il marcha encore un bon moment, se demandant s’il n’avait pas changé de direction sans s’en rendre compte. Il n’avait pas d’autre point de repère que le disque céruse, entouré d’un halo diffus, du premier satellite de Kahmsin.

Une ombre blanche jaillit soudain devant lui. Surpris, il fit un pas de côté et faillit perdre l’équilibre. Un rire moqueur retentit à quelques centimètres de son oreille, une gangue de chaleur l’enveloppa, des bras se refermèrent autour de son torse, des lèvres rampèrent sur son cou, des ongles furieux lui labourèrent le dos.

Pressés de se nourrir l’un de l’autre, ils ne prirent pas le temps de s’allonger, ils s’aimèrent debout, robes retroussées jusqu’à la taille. Les jambes légèrement ployées, il la pénétra avec une telle violence qu’il l’arracha du sol, qu’elle dut nouer les bras autour de son cou pour ne pas basculer en arrière. Ilanka s’ouvrait comme une corolle musicale et ses gémissements se perdaient dans les soupirs des fleurs environnantes. Les coups de boutoir de Joru déclenchaient au fond de son ventre des vibrations ineffables qui venaient mourir sur sa peau en frissons soyeux. De temps à autre, elle se reculait, elle se dérobait pour exciter la fureur du rémineur, puis elle s’écartait pour mieux le recevoir, pour s’emplir de sa vigueur, de sa puissance.

Ils parcoururent ainsi plusieurs dizaines de mètres avant de s’effondrer dans l’herbe. Alors, ils s’arrachèrent mutuellement leur vêtement et, se griffant, se mordant sans retenue, frottant avec fureur leurs peaux imprégnées de sueur, d’odeurs, d’envies, ils furent happés par un tourbillon d’une violence inouïe qui les abandonna, pantelants, brisés, sur un rivage criblé d’étoiles.

Ce ne fut pas le froid mordant de la nuit qui les tira de leur langueur mais la sensation persistante d’une présence dissimulée dans les replis des ténèbres. Inquiète, Ilanka se redressa, saisit sa robe et tenta de déchiffrer l’obscurité.

À cet instant, un claquement retentit et un rayon de lumière les emprisonna dans sa clarté aveuglante.

Cycle de Saphyr
titlepage.xhtml
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_053.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_054.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_055.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_056.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_057.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_058.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_059.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_060.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_061.html
Bordage,Pierre-[Rohel-3]Cycle de Saphyr(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_062.html